divendres, 18 de desembre del 2015

L’admirable médiocrité de la démocratie [Guy Sorman]

La démocratie n’est pas une science exacte et les choix des électeurs, nulle part, n’obéissent à des critères parfaitement rationnels. Si tel était le cas, un électeur espagnol reconduirait le Président Mariano Rajoy dans ses fonctions, parce que son bilan est globalement positif. À la célèbre question qui opposa Ronald Reagan à Jimmy Carter en 1980 “Demandez-vous si votre pays va mieux qu’il y a quatre ans !”, la réponse pour l’Espagne est, sans aucun doute possible, évidemment oui. Les succès, relatifs par définition dès qu’il s’agit d’économie et de société, obtenus par le gouvernement du Parti Populaire, résultent d’une remarquable continuité et stabilité dans l’action. Rajoy et son équipe me paraissent ni charismatiques, ni émotifs, ni même passionnés : vus d’ailleurs, ils donnent l’impression d’une équipe de managers, appliquant sans émotion ni se laisser distraire par des incidents de parcours mineurs, une stratégie de bonne gestion, classique, libérale, européenne. Cette préférence pour le management peut désespérer certains électeurs du Parti Populaire au sang chaud et en quête de sensations plus fortes. Il est vrai que la politique exige à la fois de gérer l’Etat et de gérer les passions : Rajoy est plus doué pour le premier exercice que pour le second, ce qui laisse planer l’incertitude sur le résultat final.

On peut comprendre aussi le désir émotionnel, mais naturel, de quelques électeurs traditionnels du Parti Populaire de voir émerger des têtes nouvelles : ce que propose Ciudadanos. Si les têtes sont nouvelles, les idées ne le sont guère, car je n’ai entendu dans les propos de ce mouvement rien qui ressemble à une initiative originale. C’est dommage, car il ne manque pas dans la boîte à outils des philosophes et économistes libéraux, de nombreuses politiques innovantes qui ne demanderaient qu’à être expérimentées, comme l’impôt à taux fixe (flat rate tax) ou le Revenu minimum universel (Negative income tax) qui aurait vocation à remplacer toutes les aides sociales existantes en misant sur la responsabilité personnelle plutôt que sur l’arbitraire administratif. À regret, le Parti Populaire n’a pas profité de cette campagne électorale pour renouveler son discours et Ciudadanos ne tient que des propos surannés. Par bonheur, c’est pire à gauche. Le PSOE étant devenu une outre vide, on comprend que les gauchistes se reportent sur Podemos, un marxisme archaïque authentique ! Quitte à nier la réalité, à faire l’impasse sur l’histoire du vingtième siècle, et à préférer l’utopie des lendemains qui chantent à la rude obligation de vivre dans notre bas monde tel qu’il est, Podemos est une drogue dure et le PSOE, une drogue frelatée.

Le nationalisme aussi est une drogue dure car, basque ou catalan, il ne procure que le paradis des illusions fugitives. Je sais bien que les nations sont toujours des communautés imaginaires, mais elles sont aussi des communautés contractuelles : les indépendantistes basques ou catalans ont un droit à l’imagination dont nul ne devrait les priver, mais ils n’ont pas le droit – ni juridique, ni social, ni humanitaire – de rompre unilatéralement le contrat collectif qui fonde l’Espagne. On voit bien que l’Europe entière est actuellement parcourue de ces délires nationalistes, du Front National en France, au Parti de la Justice en Pologne : il n’existe pas d’explication simple et déterministe à ces délires, mais il est essentiel de s’en préserver en expliquant leur caractère pathologique et les dangers concrets qu’ils font courir aux nations.

Sans entrer dans les méandres de la politique espagnole, ni anticiper – ce qui ne serait d’aucune utilité, voire mal venu de la part d’un observateur étranger – je souhaite plutôt conclure sur ce qu’est la démocratie parce qu’on tend à en oublier les vertus dès que l’on vit à l’intérieur. La démocratie, comme la liberté d’expression, est l’oxygène que l’on respire : on n’en découvre l’importance vitale que le jour où on vous en prive. Eh bien, la principale vertu de la démocratie est d’exister. Le seul fait que tous les partis en compétition acceptent d’en jouer le jeu et que l’on sait, par avance, que gagnants et perdants accepteront le résultat plutôt que de déclencher une guerre civile. Cela en soi est un grand bonheur, mal apprécié mais plus décisif encore que ne le seront les scores des uns et des autres. À quoi j’ajouterai la définition paradoxale et si juste du philosophe anglais Karl Popper de ce qu’est véritablement la démocratie : “La seule manière, disait-il, de se débarrasser du Président, du leader, du despote, du monarque, à date fixe, arrêtée d’avance, sans effusion de sang”. La démocratie, ajoutait Popper, ne garantit absolument pas que le peuple sélectionnera le plus apte à gouverner, mais elle nous assure, en principe, qu’il partira ; aucun autre régime politique ne sait resoudre sans violence la question si difficile de la fin de règne. Le futur Président du gouvernement espagnol sera, dans quatre ans, son ancien Président : une invitation à la modestie pour les vainqueurs et à la patience pour les perdants.



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